Les propositions de loi

Affaires sociales
28/05/2014

«Proposition de loi visant à modifier le délai de prescription de l’action publique des agressions sexuelles»

Mme Muguette Dini, auteur de la proposition de loi

Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, chers collègues, tout d’abord, je tiens à remercier M. le président de la commission des lois et M. le rapporteur d’avoir permis que ce texte arrive en séance dans sa version initiale. Pour mieux vous faire comprendre, chers collègues, le sens de ma proposition de loi, je vais vous lire le témoignage de deux victimes, et je vous demande toute votre attention. Le premier témoignage est celui d’Ariane, haut fonctionnaire dans un ministère et présente cet après-midi dans les tribunes. Ce qu’elle raconte des événements survenus dans sa petite enfance est si violent que je n’ai pas souhaité vous en donner lecture. Il faut seulement savoir que ces événements sont confirmés par des mentions dans son carnet de santé et des précisions apportées par sa mère. Je tiens, en revanche, à lui donner la parole concernant son père : « Il m’a violée entre huit et onze ans et demi. Ça s’est arrêté parce qu’à partir de ce moment-là, j’aurais pu me retrouver enceinte. À dix ans, j’ai fait une tentative de suicide par électrocution. J’ai amnésié tous ces viols et ma tentative de suicide. Je ne m’en suis souvenu qu’à... quarante-deux ans, dans la nuit du 13 au 14 novembre 2012. Trente longues années où je n’ai pas vécu mais où j’ai survécu, dissociée et saccagée, à toutes les tortures que j’avais subies. » Le deuxième témoignage est celui d’Olivier, cinquante-deux ans, pilote d’affaires et instructeur, qui se souvient : « Pensionnaire dans un établissement religieux, j’ai subi à dix ans des violences sexuelles graves, assorties de tortures, de la part d’un surveillant laïc. Quand j’ai quitté cet établissement pour entrer au collège, j’ai décidé que, plus jamais, je ne me laisserais faire. Je me suis procuré une carabine démontable, toujours à portée de main, y compris à l’école. J’ai enfoui tout cela, n’en ai jamais parlé à mes parents. Ces souvenirs sont remontés à la surface quarante ans plus tard, en retrouvant des camarades sur les réseaux sociaux. Je me rends compte maintenant des effets délétères de ces agressions : colères extrêmes, surréaction face à des événements anodins, perte de confiance en moi, désir d’autodestruction. » Olivier est aussi dans les tribunes, avec d’autres victimes, hommes et femmes. Il existe même une association de joueurs de rugby, « Colosse aux pieds d’argile », dont tous les membres ont été victimes de violences sexuelles dans leur enfance. Depuis le dépôt de notre proposition de loi, Chantal Jouanno et moi-même avons reçu de multiples témoignages, par lettre ou par mail, y compris d’une personne travaillant ici, au Sénat, toutes victimes trop âgées pour être entendues par la police ou la gendarmerie. Toutes espèrent que ce texte sera voté. Il ne s’agit donc pas de cas exceptionnels ; il s’agit en vérité d’un véritable fléau, très répandu, dont beaucoup d’entre nous commencent à peine à prendre conscience. Les chiffres sont parlants : on estime qu’une femme sur quatre, soit 25 %, et un homme sur six, soit 17 %, ont été victimes de violences sexuelles, et ce principalement durant l’enfance. Les chiffres officiels communiqués par les services de police et de gendarmerie font état, en 2012, de 10 300 violences sexuelles – viols, agressions sexuelles, harcèlement sexuel – sur majeurs et de près de 16 000 violences sexuelles sur mineurs. Mais c’est la partie émergée de l’iceberg ! Car les chiffres officiels de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice font état, sur une population de dix-huit à soixante-quinze ans, en moyenne, chaque année, de 280 000 violences sexuelles hors ménage, de 850 000 violences physiques ou sexuelles intraménage, de 190 000 viols ou tentatives de viol ; ce qui fait, hors violences intraménage, 470 000 agressions sexuelles, à comparer aux 650 homicides commis par an. Dans cette enquête, il faut le souligner, les mineurs ne sont pas interrogés ! Par ailleurs, dans l’étude de Nathalie Bajos et de Michel Bozon, 16 % des femmes et 5 % des hommes rapportent des agressions sexuelles dans leur vie, alors que les mineurs, là encore, n’ont pas été interrogés. Enfin, la seule étude française réalisée auprès des jeunes en utilisant une méthodologie scientifique l’a été en 2007 dans le monde du sport, après les révélations des viols de joueuses de tennis. Cette étude montre qu’un sportif interrogé sur trois a été victime de violences sexuelles, dans une proportion à peu près équivalente pour les garçons et pour les filles. Les chiffres de la violence sexuelle qui sont en possession du ministère de l’éducation nationale, pour l’instant confidentiels mais dont nous avons pu avoir connaissance, montrent l’étendue des dégâts dans les établissements scolaires, autre facette de la violence sexuelle, liée, entre autres, à la pornographie, très présente sur les terminaux de nos enfants. Il est intéressant de noter que, début mai, le Vatican a fourni des chiffres : 3 420 situations taxées de « crédibles », parce que fondées sur des accusations elles-mêmes jugées crédibles, ont été examinées au cours des dix dernières années, portant sur des actes commis entre 1950 et 1980. Quand on parle de 3 420 situations « crédibles », cela signifie 3 420 prédateurs dont on ignore, bien sûr, le nombre de victimes. Et si ce chiffre paraît faible, c’est que, là encore, il ne représente que la partie émergée de l’iceberg. Tous ces chiffres ne concernent pas spécifiquement les mineurs, alors que la majorité des agressions sexuelles sont perpétrées sur des enfants, qui sont les premiers à souffrir d’amnésie post-traumatiques. Je le dis pour la troisième fois, c’est la partie émergée de l’iceberg ! Tous les jours, dans notre pays, ce sont des dizaines de milliers d’enfants qui subissent des agressions sexuelles, ce qui inclut les agressions répétées dont la plupart de ces enfants sont victimes. Pourquoi ces victimes ne parlent-elles pas alors qu’elles pourraient dénoncer les faits quand ils se produisent, ou encore pendant les dix ou vingt années qui suivent leur majorité – selon la gravité des actes –, c’est-à-dire avant d’atteindre l’âge de vingt-huit ans ou de trente-huit ans ? C’est là que nous constatons notre ignorance sur les effets produits par ces violences. Comment des violences aussi graves ont-elles pu être occultées ou sciemment connues mais non dites par les victimes pendant aussi longtemps ? Pour comprendre, nous avons besoin des spécialistes et j’emprunterai mes explications au docteur Violaine Guérin, gynécologue et endocrinologue, qui a rencontré dans sa pratique de multiples situations aboutissant à des symptômes très fréquents et très comparables. Je la cite : « Il est extrêmement complexe pour une personne non familière avec le sujet des violences sexuelles de comprendre comment des violences aussi graves peuvent être occultées par les victimes. À cela, une multitude de raisons possibles, dont les plus fréquentes sont les suivantes. « Un viol est un événement extrêmement violent, au cours duquel perdre connaissance n’est pas rare. « La mémorisation d’un événement traumatique, quel qu’il soit, peut être déficiente, car le cerveau n’a pas le temps d’"imprimer" l’événement, à l’exemple d’une personne renversée par une voiture qui n’a pas mémorisé le traumatisme et a aussi oublié ce qu’elle faisait les minutes précédentes. « Un viol est, de plus en plus souvent, réalisé chez des personnes alcoolisées ou droguées, qui n’ont plus le souvenir de ce qui s’est passé, mais peut aussi être effacé de la mémoire chez un enfant que l’on endort à l’éther ou par des médicaments. « Un viol peut être "refoulé" au sens du déni ; « Le plus souvent un viol n’est pas conscientisé comme tel, en particulier chez l’enfant, qui a tendance à faire confiance à l’adulte et a pour seul cadre de référence sa famille. » Il n’est donc pas en mesure de définir ce qu’on lui fait. Les conséquences sont effrayantes, dit le docteur Guy Ferré, de Montpellier, médecin généraliste, médecin humanitaire en Afghanistan et au Nigéria, spécialiste des violences sexuelles : pathologies psychiques, repli, honte, culpabilité, anxiété, dépression, suicide, pathologies de la vie sexuelle, pathologies somatiques nombreuses et encore mal connues, relations humaines a minima ou distordues, secrets de famille, récurrences transgénérationnelles, passages à l’acte en tant qu’agresseur. On comprend mieux qu’il faille du temps et quelquefois beaucoup de temps pour que les victimes parlent ! Pourquoi est-il indispensable que cette verbalisation se fasse auprès des pouvoirs publics en portant plainte contre son agresseur ? Pour quatre raisons aussi essentielles les unes que les autres : la victime a besoin d’être reconnue comme telle ; la victime a besoin d’être aidée pour aller mieux, psychologiquement et physiquement, et en conséquence, compte tenu du nombre de victimes, pour que notre société aille mieux aussi ; la victime veut empêcher son prédateur de faire d’autres victimes ; l’auteur doit être identifié, sanctionné et/ou soigné. Nous n’avons pas le droit de faire semblant de ne rien savoir en ne prenant pas en compte les dénonciations des faits plus de vingt ans après la majorité. L’objectif de cette proposition de loi est de donner aux victimes le temps de conscientiser leur traumatisme, le courage de le révéler et la maturité pour assumer les conséquences de cette révélation. L’association « Stop aux violences sexuelles » milite pour la mise en place d’une meilleure évaluation des agressions sexuelles, un plan de prévention et de soins aux victimes et aux agresseurs. Elle milite ainsi pour une obligation de soins aux auteurs, soutenue par des protocoles pertinents, avec pour objectif la diminution à terme du nombre des infractions, grâce tant aux soins prodigués aux victimes, dont un certain nombre deviennent auteurs, qu’à ceux prodigués aux auteurs, qui sont souvent d’anciennes victimes. Mais, en attendant que tout cela se mette en place – et je n’ai aucun doute sur la réalisation de ce projet –, il est nécessaire de donner la parole à ceux et à celles qui souffrent et de les écouter : les victimes. Voilà pourquoi il m’a semblé nécessaire de déposer cette proposition de loi qui a pour objet d’établir un strict parallélisme entre le régime de prescription des crimes et agressions sexuelles et le régime de prescription appliqué aux abus de bien sociaux et aux abus de confiance, puisque ces infractions ont en commun un mécanisme de dissimulation. La particularité des abus de biens sociaux réside dans le fait qu’ils sont, par essence, des infractions clandestines, de sorte que la Cour de cassation, en consacrant leur caractère souterrain, a imposé une jurisprudence qui fait courir le délai de prescription de trois ans à partir de la date de la révélation de l’abus, et non de la date où celui-ci a été commis. Cette clandestinité se retrouve aussi dans les violences sexuelles qui, en raison de leur nature, du traumatisme qu’elles entraînent et de la situation de vulnérabilité particulière dans laquelle elles placent les victimes, peuvent faire l’objet d’une prise de conscience ou d’une révélation tardive. Un report du point de départ du délai de prescription au jour où l’infraction apparaît à la victime dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique, c’est-à-dire au jour du dépôt de plainte, consacrerait, au regard des règles de prescription, une égalité de traitement, gage de sécurité juridique, entre toutes les infractions souterraines, commises tant contre les biens qu’à l’encontre des personnes. Ces derniers temps, il m’a été dit que cette formulation « le jour où l’infraction apparaît à la victime dans les conditions permettant l’exercice de l’action publique », reprise de la jurisprudence sur les abus de biens sociaux, pouvait prêter à confusion. J’ai donc déposé un amendement qui vise à préciser très clairement que les délais de prescription doivent courir à partir du moment où la victime a porté plainte. Avant de conclure, je veux compléter le témoignage d’Ariane, la première personne que j’ai évoquée : « J’ai déposé plainte contre mon père en septembre 2013. J’avais quarante-trois ans, soit cinq ans trop tard pour être dans les délais de prescription. « C’est trop tard ! disent-ils. Mais mon corps vient juste de s’en souvenir. « C’est prescrit ! disent-ils. Mais, dans mon corps, ce n’est pas prescrit. « Alors, aujourd’hui, je demande justice au législateur de mon pays, pour la petite fille que j’ai été ». À ce témoignage, j’ajouterai celui de Cécile, qui a fait la une des journaux, et qui est elle aussi dans les tribunes. Violée à l’âge de cinq ans par un cousin de trente-huit ans, le souvenir lui en est revenu avec une grande précision lors d’une séance d’hypnose, trop tard pour porter plainte puisqu’elle avait plus de trente-huit ans. Elle a déposé un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme pour que sa plainte soit prise en compte malgré le délai de prescription. Cette plainte a peu de chance d’aboutir. Elle explique sa révolte : « Lorsque les souvenirs des viols sont remontés à ma mémoire, je les ai revécus dans ma chair avec une violence inouïe, comme si je revivais ce crime une seconde fois. « Les scènes de faits ont explosé à ma conscience avec des détails si précis que j’avais l’impression d’avoir une caméra à la main. « C’est parce que la résurgence de ces souvenirs est d’une telle violence que le besoin de réparation judiciaire est criant, et ce quel que soit le nombre des années écoulées. « Pour les victimes d’amnésie traumatique, la prescription, ce droit à l’oubli, ça ne peut pas exister. » Toutes les victimes le crient : ne nous abandonnez pas ! Laissez-nous le temps de parler ! Entendez-nous ! Aidez-nous ! Aidez-nous à empêcher notre prédateur de nuire encore ! On objecte fréquemment qu’il sera bien difficile, si tardivement, d’apporter la preuve des violences sexuelles. À cette objection, je ferai deux réponses. Est-il plus facile d’établir la preuve quand la victime porte plainte à trente-sept ans et onze mois que lorsqu’elle a trente-huit ans et trois jours ? Il ne faut pas oublier que beaucoup d’auteurs sont des prédateurs, qui auront fait et qui font encore d’autres victimes qu’on pourra retrouver. Par ailleurs, si la qualité des expertises médicales judiciaires s’améliore, le problème des preuves ne se posera plus ou plus guère. Le groupe de médecins et le groupe juridique de l’association « Stop aux violences sexuelles » travaillent activement à établir un dossier type d’expertise. On me dit aussi que, si le parcours judiciaire n’aboutit pas, la victime sera encore plus traumatisée. Les professionnels de la réparation et les victimes elles-mêmes rétorquent que l’échec de la procédure judiciaire est moins douloureux que l’impossibilité d’y avoir recours. Il ne faut pas négliger non plus la douleur et la culpabilité des victimes qui n’auront pas su ou pas pu protéger d’autres enfants, ou d’autres adultes, des méfaits de l’auteur de leur traumatisme. Mes chers collègues, ne laissez pas ces appels sans réponse ! Je connais les arguments qui plaident en faveur d’« un droit de la prescription moderne et cohérent », selon le titre du rapport de MM. Hyest, Portelli et Yung publié en 2007. Je note toutefois que, selon la recommandation n° 5 de ce rapport, il faut « consacrer dans la loi la jurisprudence de la Cour de cassation tendant, pour les infractions occultes ou dissimulées, à repousser le point de départ du délai de prescription au jour où l’infraction est révélée, et étendre cette solution à d’autres infractions occultes ou dissimulées dans d’autres domaines du droit pénal et, en particulier, la matière criminelle ». Je vous demande, chers collègues, de ne pas attendre d’avoir établi la liste des autres infractions qui sont évoquées dans cette recommandation et d’aligner dès aujourd’hui le départ du délai de prescription des violences sexuelles sur celui qui s’applique en matière d’abus de biens sociaux. Ne laissez pas les victimes plus longtemps dans le désespoir ! (Applaudissements sur les travées de l’UDI-UC, du RDSE, du groupe écologiste et du groupe socialiste. – M. Pierre Martin applaudit également.)