M. Hervé Maurey
Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, permettez-moi tout d’abord de saluer le travail de MM. Hérisson et Rome ; je souscris à une grande partie de ce qui a été dit, y compris par le président Assouline (Sourires.), même si j’émets quelques réserves sur la feuille de route du Gouvernement.
Le rapport de MM. Rome et Hérisson s’inscrit dans la tradition sénatoriale qui fait de notre assemblée, chargée de représenter les territoires, un acteur majeur du combat pour le numérique. Je rappellerai aussi le rôle du Sénat dans la possibilité reconnue dès 2004 aux collectivités d’intervenir dans le domaine du numérique. Je rappellerai la loi du 17 décembre 2009 relative à la lutte contre la fracture numérique de notre collègue Xavier Pintat, loi qui a créé le fonds d’aménagement numérique des territoires, fonds qui est toujours sans fonds…
Dans le prolongement de cette loi, j’avais été chargé d’un rapport, remis au Premier ministre en 2010, intitulé Réussir le déploiement du très haut débit : une nécessité pour la France, qui comportait des pistes pour alimenter ce fonds.
Quelques mois plus tard, la commission de l’économie, du développement durable et de l’aménagement du territoire adoptait à l’unanimité le rapport d’information que je présentais, intitulé Aménagement numérique des territoires : passer des paroles aux actes, lequel dressait un constat lucide et sans complaisance de la situation de la France en matière de numérique ; trente-trois mesures étaient proposées pour y remédier.
C’est justement pour passer de la parole aux actes que nous avons, avec mon collègue Philippe Leroy, déposé quelques mois plus tard une proposition de loi visant à assurer l’aménagement numérique du territoire, qui fut adoptée en première lecture au Sénat à une large majorité, avec le concours de mes collègues du groupe socialiste, que je remercie de nouveau.
Cette proposition de loi, qui reprenait les conclusions du rapport d’information, avait notamment pour objectif de garantir un véritable haut débit pour tous à deux mégabits par seconde à partir du 31 décembre 2013 et à cinq mégabits par seconde à partir du 31 décembre 2015. En effet, parler de très haut débit, c’est bien, mais lorsque l’on s’adresse à des territoires qui ne disposent même pas du haut débit, c’est indécent !
Cette proposition de loi avait également pour objectif de redéfinir les critères de couverture de téléphonie mobile, certains territoires censés être couverts ne l’étant pas dans les faits, puis de modifier le programme national en faveur du très haut débit en rééquilibrant la relation entre les opérateurs et les collectivités locales au profit de celles-ci.
En effet, nous en convenions tous à l’époque, il existe un déséquilibre flagrant dans la relation entre les opérateurs et les collectivités locales : les opérateurs sont totalement maîtres du jeu, ils s’installent où ils veulent et ne sont absolument pas tenus par leurs déclarations de déploiement sur tel ou tel territoire. En revanche, le seul fait d’annoncer qu’ils se déploieront sur un territoire prive les collectivités du droit au déploiement. C’est ainsi que près de 3 600 communes sont aujourd’hui « gelées ».
À l’époque, mon collègue Yves Rome trouvait que nous n’étions pas allés assez loin, mais depuis il a évolué…Peu après ce vote, un nouveau Président de la République a été élu, un nouveau gouvernement est entré en fonction et, naïvement, je me suis dit : le changement, c’est maintenant !
J’étais dans cet état d’esprit, madame la ministre, lorsque vous avez bien voulu me recevoir au mois de juin, et je vous ai dit que je soutiendrai toutes les mesures qui iraient dans la bonne direction, parce que je considère qu’il faut savoir dépasser les clivages politiques et que l’intérêt général en matière d’aménagement numérique du territoire doit primer sur toute autre considération.
Je dois dire que la manière dont a été examinée la proposition de loi sénatoriale à l’Assemblée nationale le 22 novembre dernier a définitivement sonné le glas de mes illusions !
Vous avez eu à l’égard du travail sénatorial, madame la ministre, des mots extrêmement durs. Vous avez qualifié notre proposition de loi d’« idéologique et court-termiste », vous avez jugé que les mesures que nous avions adoptées à la quasi-unanimité étaient « inutiles », « inefficaces » et posaient des problèmes de « constitutionnalité » ; vous avez également indiqué que le texte était « sous-dimensionné et décalé », bel hommage rendu au travail du Sénat !
Ce qui m’a frappé, c’est que vous avez déposé des amendements de suppression de tous les articles, y compris de certains articles qui émanaient de mes collègues socialistes Michel Teston et Pierre Camani, en employant presque mot pour mot les arguments de votre prédécesseur, Éric Besson, arguments bien connus puisque ce sont ceux des opérateurs.
De cette date, j’ai dû conclure qu’il n’y aurait pas de changement mais uniquement un renoncement.
La suite des événements m’a malheureusement conforté dans cette analyse. Plutôt que de vous appuyer sur le travail des parlementaires, vous avez nommé un fonctionnaire, M. Darodes, que je n’ai pas eu le bonheur de rencontrer, afin de conduire une mission qui nous a été présentée lors d’une réunion dite « de concertation », au cours de laquelle ceux qui étaient présents ont pu constater qu’il était impossible de s’exprimer : nous étions une centaine dans une pièce avec un créneau de parole extrêmement limité. J’ai donc renoncé à parler et vous ai adressé par écrit mes remarques. Je n’ai pas eu de réponse, mais, là aussi, je suis habitué…
Sur le fond, qu’en est-il de la feuille de route, puisque c’est en définitive l’essentiel ?
Celle-ci n’aborde pas la question du haut débit, alors qu’un quart des Français n’ont même pas accès à une connexion de deux mégabits par seconde et que vous convenez vous-même qu’il faudrait un débit de l’ordre de trois mégabits à quatre mégabits par seconde.
La feuille de route n’aborde pas non plus la question de la téléphonie mobile, alors que de nombreux territoires ne sont toujours pas couverts, bien qu’ils soient considérés comme tels – c’est là le pire !
Dans l’Eure, le département dont je suis élu, aux yeux de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes, l’ARCEP, et de la Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale, la DATAR, il n’y aucun problème de couverture numérique du territoire en matière de téléphonie mobile.
Je vous invite à vous rendre dans ce département, où il n’est pas besoin d’aller bien loin pour trouver des zones non couvertes !
En matière de très haut débit, vous aviez annoncé, et nous nous en réjouissions, madame la ministre, le retour de l’État stratège – nous avions déploré son absence dans le plan du précédent gouvernement –, mais, dans les faits, on n’assiste à rien de tel.
Vous vous contentez de créer une série de comités : un comité très technique – c’est très bien, et sa création figurait d’ailleurs dans notre proposition de loi –, un observatoire – c’est peut-être bien aussi – et des comités locaux, eux totalement inutiles, voire négatifs.
Pour le reste, l’État ne retrouve aucun pouvoir. Or il aurait au moins fallu qu’il se porte garant du déploiement. La couverture numérique du territoire dépend en réalité du dynamisme des départements et de la mise en œuvre ou non de politiques ambitieuses par les conseils généraux. Dans ces conditions, la fracture numérique ne fera que s’accentuer au cours des années à venir.
Concernant le rééquilibrage entre opérateurs et collectivités locales, vous envisagez certes la contractualisation, que vous aviez condamnée à l’Assemblée nationale, mais vous ne prévoyez pas de sanction dans le cas où elle ne serait pas respectée. Dès lors, la contractualisation devient sans effet.
Vous n’évoquez pas non plus la possibilité de conduire des projets intégrés, pourtant demandés par les collectivités locales afin de permettre une péréquation entre les territoires rentables et ceux qui ne le sont pas, étant de surcroît précisé que l’Autorité de la concurrence a jugé qu’il était possible de mettre en place de tels projets.
Dans le même esprit, vous réaffirmez la primauté de la fibre, ce dont nous réjouissons, mais vous distinguez bien le très haut débit pour tous en 2022 de la fibre à terme, sans que l’on sache ce que cela signifie. Toutefois, cette distinction montre bien que les choses ne sont pas aussi claires que vous le dites.
En matière de financement, le flou est absolu, comme l’a dit mon collègue Pierre Hérisson en termes plus choisis que les miens. Vous évaluez à 20 milliards d’euros le coût du déploiement, montant qui peut être accepté, mais vous n’indiquez pas comment vous parviendrez à « boucler » le financement.
Vous dites que les opérateurs financeront le déploiement à hauteur de 6 milliards d’euros, mais comment le pourront-ils alors qu’ils n’investissent pour l’heure que 300 millions d’euros par an ?
Les collectivités participeraient dans les mêmes proportions, mais comment y parviendront-elles alors qu’elles sont étranglées du fait des baisses des dotations ?
Enfin, il est question que l’État mette péniblement sur la table 3 milliards d’euros…
En conclusion, le projet du Gouvernement ne permettra nullement d’atteindre les objectifs mentionnés par les rapporteurs dans leurs travaux ni d’ailleurs ceux qui étaient fixés dans les précédents rapports du Sénat.
J’avoue que je plains beaucoup mes collègues de la majorité, avec lesquels j’ai bien travaillé sur ces dossiers, qui, comme Yves Rome, sont aujourd’hui obligés de faire comme s’il y avait une différence entre le plan Besson et le plan Pellerin.
La réalité nous a été dévoilée par le président de l’ARCEP en commission : « Nous sommes dans la continuité », a-t-il déclaré, et c’est bien ce que je regrette !
Nous sommes dans la continuité et, de même que nous n’aurions pas atteint l’objectif fixé par Nicolas Sarkozy en 2025, nous n’atteindrons pas l’objectif fixé par François Hollande en 2022.
Je tiens donc à vous dire ma colère face au fait que le Gouvernement ne mette pas en œuvre les dispositions nécessaires pour relever le défi du numérique, alors que notre économie et nos territoires ont besoin du très haut débit.
En fait, on constate sur cette question ce que l’on observe sur à peu près tous les dossiers. Acte I : le Gouvernement commence par critiquer ses prédécesseurs. Acte II : il nomme une commission. Acte III : il annonce des moyens totalement inadaptés. Acte IV : au bout d’un certain temps, il confirme que les objectifs ne seront pas atteints.
Je vous dis solennellement aujourd’hui, madame la ministre, mes chers collègues, qu’il n’y aura pas de très haut débit pour tous en 2022 et que l’engagement de François Hollande dans ce domaine, comme dans de nombreux autres, ne sera pas tenu ! (Applaudissements sur les travées de l’UDI-UC et de l’UMP.)